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Chaque tige hémalurgique plantée dans le corps d’une personne donnait à Ravage une capacité restreinte à l’influencer. Cette influence était toutefois atténuée par la force d’âme de la personne contrôlée.
Dans la plupart des cas – selon la taille de la tige et la durée pendant laquelle elle avait été portée –, une tige unique n’accordait à Ravage que d’infimes pouvoirs sur quelqu’un. Il pouvait lui apparaître, et modifier légèrement ses pensées, de manière à lui faire ignorer certaines bizarreries – par exemple, son insistance à garder et porter une unique boucle d’oreille.
Sazed rassembla ses notes et empila soigneusement les minces feuilles de métal. Bien que le métal permette efficacement d’empêcher Ravage de modifier – ou peut-être même de lire – leur contenu, Sazed les trouva quelque peu frustrantes. Les plaques s’éraflaient facilement et ne pouvaient être ni pliées, ni reliées.
Les aînés des kandra lui avaient fourni un logement, étonnamment luxueux pour une grotte. Les kandra appréciaient apparemment les commodités humaines – couvertures, coussins, matelas. Certains préféraient même porter des vêtements, quoique ceux qui n’en faisaient rien refusent de créer des parties génitales pour leurs Corps Véritables. Ce qui le poussa à se poser des questions d’ordre théorique. Puisqu’ils se reproduisaient en transformant des spectres des brumes en kandra, les parties génitales étaient superflues. Cependant, les kandra s’identifiaient par sexe – chacun d’entre eux était sans aucun doute masculin ou féminin. Dans ce cas, comment le savaient-ils ? Choisissaient-ils de manière arbitraire, ou savaient-ils réellement ce qu’ils auraient été s’ils étaient nés humains plutôt que spectres des brumes ?
Il regretta de ne pas avoir davantage de temps pour étudier leur société. Depuis son arrivée dans la Patrie, il s’était concentré sur des recherches concernant le Héros des Siècles et la religion terrisienne. Il avait pris une page de notes sur ses découvertes, qui reposait au sommet de sa pile métallique. Elle paraissait étonnamment, voire désespérément semblable à toutes les autres pages de son dossier.
La religion terrisienne, comme on pouvait s’y attendre, se concentrait majoritairement sur le savoir et l’érudition. Les Avènementistes – le nom qu’ils donnaient aux Gardiens – étaient des hommes et femmes saints qui transmettaient un savoir, mais qui écrivaient également sur leur dieu, Terr. C’était l’ancien terme terrisien signifiant « sauvegarder ». L’un des points cruciaux de leur religion portait sur les récits concernant la façon dont interagissaient Sauvegarde – ou Terr – et Ravage, ce qui incluait diverses prophéties quant au Héros des Siècles, perçu comme un successeur de Sauvegarde.
Cependant, en dehors des prophéties, les Avènementistes avaient enseigné à leur peuple la tempérance, la foi et la compréhension. Ils enseignaient qu’il valait mieux bâtir que détruire, principe qui se trouvait au cœur de leurs enseignements. Il y avait bien entendu des rituels, des rites, des initiations et des traditions. Il y avait également des chefs religieux de moindre importance, des offrandes nécessaires et des codes de conduite. Tout ça paraissait intéressant, mais guère original. Même l’importance accordée à l’érudition était partagée par plusieurs dizaines d’autres religions que Sazed avait étudiées.
Cette idée, curieusement, le déprimait. Ce n’était qu’une religion de plus.
Qu’avait-il espéré ? Une doctrine stupéfiante qui lui prouverait une fois pour toutes qu’il existait un dieu ? Il se sentait stupide. Mais également trahi. C’était donc là ce pour quoi il avait traversé tout l’empire, rempli de joie et d’espérance ? C’était là ce qu’il s’était cru en mesure de sauver ? Ce n’étaient que des mots comme les autres. Agréables, comme la plupart de ceux de son dossier, mais pas franchement fascinants. Était-il censé y croire simplement parce que c’était l’ancienne religion de son peuple ?
Il n’y avait là aucune promesse que Tindwyl vive encore. Pour quelle raison les gens avaient-ils adopté cette religion, ou n’importe quelle autre ? Frustré, Sazed puisa dans ses cerveaux métalliques les écrits que les Gardiens avaient découverts – journaux, lettres, autres sources à partir desquelles les érudits avaient reconstitué les croyances d’autrefois. Il les parcourut, y réfléchit, les relut.
Qu’est-ce qui avait rendu ces gens à ce point disposés à accepter leurs religions ? Étaient-ils le simple produit de leur société, ne croyant que parce que c’était la tradition ? Il se renseigna sur leurs vies et tenta de se convaincre que ces gens étaient des nigauds, qu’ils n’avaient jamais réellement remis leur foi en question. Ils auraient tout de même dû remarquer ses incohérences s’ils avaient simplement pris le temps de faire preuve de raison et de discernement.
Sazed restait assis, les yeux fermés, tandis qu’une abondance d’informations provenant de lettres et de journaux lui traversait l’esprit et qu’il cherchait ce qu’il s’attendait à trouver. Cependant, à mesure que le temps passait, il ne découvrit pas ce qu’il espérait. Ces gens ne lui semblaient pas stupides. Une idée lui vint alors. Il vit quelque chose dans les mots, les sentiments, de ces gens qui croyaient.
Auparavant, Sazed avait étudié les doctrines elles-mêmes. Cette fois, il se retrouva en train d’étudier les croyants, ou ce qu’il put découvrir à leur sujet. Tandis qu’il relisait mentalement leurs mots, il commença à discerner quelque chose. Les religions qu’il avait étudiées ne pouvaient être dissociées des personnes qui y avaient adhéré. En théorie, ces religions étaient dépassées. Mais alors qu’il lisait les paroles de ces gens – les lisait réellement –, il commença à distinguer des schémas.
Pourquoi croyaient-ils ? Parce qu’ils voyaient des miracles. Ce qu’un homme prenait pour de la chance, l’homme de foi le prenait pour un signe. Une personne aimée qui guérissait d’une maladie, un accord commercial favorable, une rencontre fortuite avec un ami perdu depuis longtemps. Ce n’étaient ni ces doctrines grandioses ni ces grands idéaux qui semblaient rendre les hommes croyants. C’était la magie simple qu’ils voyaient dans le monde qui les entourait.
Que disait Spectre, déjà ? songea Sazed, assis dans la sombre grotte des kandra. Que la foi était une question de confiance. Qu’il s’agissait de croire que quelqu’un veillait sur vous. Que quelqu’un finirait par tout arranger, même quand la situation paraissait désespérée sur le moment.
Afin de croire, semblait-il, il fallait vouloir croire. C’était une énigme avec laquelle Sazed s’était débattu. Il voulait que quelqu’un, quelque chose, l’oblige à avoir la foi. Il voulait être obligé de croire en raison des preuves qu’on lui montrerait.
Cependant, les croyants dont les paroles lui remplissaient actuellement l’esprit auraient déclaré qu’il avait déjà des preuves. N’avait-il pas, dans un moment de désespoir, reçu une réponse ? Alors qu’il s’apprêtait à renoncer, TenSoon avait parlé. Sazed avait supplié qu’on lui accorde un signe, et il l’avait reçu.
Était-ce le hasard ? La providence ?
En fin de compte, c’était apparemment à lui que revenait la décision. Il replaça lentement lettres et journaux dans son cerveau métallique, effaçant les souvenirs précis qu’il en avait, mais conservant les impressions qu’ils avaient suscitées. Que choisirait-il d’être ? Croyant ou sceptique ? En cet instant précis, aucun de ces chemins ne paraissait fondamentalement idiot.
Je veux croire, se dit-il. C’est pourquoi j’ai passé tout ce temps à chercher. Je ne peux pas continuer à hésiter. Je dois prendre une décision.
Quelle serait-elle ? Il resta assis quelques instants à réfléchir, à ressentir et – plus important – à se souvenir.
J’ai cherché de l’aide, songea Sazed. Et quelque chose m’a répondu.
Sazed sourit, et tout lui sembla légèrement plus positif. Brise avait raison, se dit-il tandis qu’il se levait et rangeait ses affaires pour se préparer à partir. Je n’étais pas fait pour être athée.
Cette idée semblait un peu trop désinvolte pour ce qui venait de lui arriver. Tandis qu’il ramassait ses feuilles de métal et se préparait à aller rencontrer la Première Génération, il s’aperçut que des kandra passaient devant son humble petite grotte, ignorant totalement la décision essentielle qu’il venait de prendre.
Mais les choses se déroulaient souvent ainsi, apparemment. Certaines décisions importantes se prenaient sur un champ de bataille ou dans une salle de conférence. Mais d’autres se prenaient en silence, à l’insu des autres. Ce qui ne rendait pas cette décision moins importante aux yeux de Sazed. Il allait croire. Pas parce que quelque chose lui avait été prouvé au-delà de sa capacité à nier. Mais parce qu’il choisissait de le faire.
Tout comme, il le comprenait à présent, Vin avait choisi de croire en la bande et de lui faire confiance. Grâce à ce que Kelsier lui avait appris. Vous m’avez enseigné bien des choses également, Survivant, se dit Sazed en s’engouffrant dans le tunnel de pierre pour aller à la rencontre des chefs des kandra. Merci.
Sazed se fraya un chemin dans les couloirs de la grotte, soudain enthousiaste à la perspective d’un nouveau jour occupé à questionner les membres de la Première Génération. À présent qu’il avait passé en revue la majeure partie de leur religion, il comptait en découvrir davantage sur le Premier Contrat.
Pour autant qu’il le sache, il était le seul humain autre que le Seigneur Maître à avoir jamais lu son contenu. Les membres de la Première Génération traitaient le métal comportant le Contrat avec une déférence nettement moindre que celle des autres kandra. Ce qui l’avait surpris.
Bien sûr, se dit Sazed en bifurquant à un coin, il y a là une certaine logique. Aux yeux des membres de la Première Génération, le Seigneur Maître était un ami. Ils se rappellent avoir gravi la montagne avec lui – leur chef, oui, mais pas un dieu. Un peu comme les membres de la bande qui avaient du mal à voir Kelsier sous un jour religieux.
Toujours perdu dans ses pensées, Sazed pénétra dans l’Antre de la Charge, dont les larges portes métalliques étaient ouvertes. Il s’arrêta cependant à l’entrée. Ceux de la Première Génération attendaient dans leurs alcôves, comme souvent. Ils ne descendirent que lorsque Sazed eut fermé les portes. Mais curieusement, les membres de la Deuxième Génération se tenaient derrière leurs lutrins pour s’adresser aux foules de kandra – qui affichaient, bien qu’ils soient bien plus réservés que ne l’aurait été un groupe semblable d’humains, des expressions inquiètes.
— … signifie, KanPaar ? demandait un kandra de moindre rang. Je vous en prie, nous sommes perdus. Demandez à la Première Génération.
— Nous avons déjà abordé ce sujet, répondit KanPaar, le chef des Deuxièmes. Inutile de s’alarmer. Regardez-vous, ainsi rassemblés, qui murmurez et colportez des rumeurs comme si vous étiez humains !
Sazed s’approcha de l’un des kandra les plus jeunes, qui s’assemblaient à l’entrée de l’Antre de la Charge.
— S’il vous plaît, murmura-t-il. Quelle est la source de cette inquiétude ?
— Les brumes, Avènementiste Sacré, murmura en réponse le kandra – une femelle, lui semblait-il.
— Pourquoi donc ? demanda Sazed. Parce qu’elles s’attardent de plus en plus en journée ?
— Non, répondit la jeune kandra. Parce qu’elles ont disparu.
Sazed sursauta. Quoi ?
La kandra hocha la tête.
— Personne ne l’a remarqué jusqu’à ce matin. Il faisait toujours noir dehors, et un garde est allé inspecter l’une des sorties. Il dit qu’il n’y avait plus du tout de brume à l’extérieur, bien qu’il fasse nuit ! D’autres sont sortis aussi. Ils disent tous la même chose.
— Tout ceci a une explication très simple, dit KanPaar à l’assemblée. Nous savons tous qu’il a plu hier soir, et que la pluie disperse parfois les brumes pour de courtes durées. Elles reviendront demain.
— Mais il ne pleut pas actuellement, objecta un autre kandra. Et il ne pleuvait pas quand TarKavv est parti faire sa patrouille. Voilà des mois que les brumes sont présentes le matin. Où sont-elles passées ?
— Bah, répondit KanPaar en agitant la main. Vous étiez inquiets lorsque les brumes ont commencé à sortir le matin, maintenant vous vous plaignez qu’elles aient disparu ? Nous sommes des kandra. Nous sommes éternels – nous survivons à toutes choses. Nous ne nous rassemblons pas en foules tapageuses. Retournez vaquer à vos tâches. Ceci ne signifie rien.
— Non, murmura une voix dans la grotte.
Les têtes se tournèrent, et le groupe tout entier se tut.
— Non, chuchota Haddek – chef de la Première Génération – depuis son alcôve cachée. C’est important. Nous nous sommes trompés, KanPaar. Affreusement trompés. Évacuez l’Antre de la Charge. Ne laissez ici que le Gardien. Et faites circuler la nouvelle. Le jour de la Résolution est arrivé.
Ce commentaire ne fit qu’agiter davantage les kandra. Sazed demeura immobile, paralysé par l’émerveillement ; il n’avait jamais vu une telle réaction chez ces créatures généralement si calmes. Elles obéirent et quittèrent la pièce – les kandra semblaient très doués pour le faire –, mais il y eut des murmures et débats. Les Deuxièmes sortirent furtivement, l’air humilié. Sazed les regarda s’éloigner en repensant aux paroles de KanPaar.
Nous sommes éternels – nous survivons à toutes choses. Soudain, Sazed commença à mieux comprendre les kandra. Comme il devait être facile d’ignorer le monde extérieur lorsqu’on était immortel. Ils avaient survécu à tant de problèmes et de situations difficiles, d’émeutes et de soulèvements, que tout ce qui se déroulait à l’extérieur devait paraître insignifiant.
Tellement insignifiant qu’il était même possible d’ignorer les prophéties de sa propre religion tandis qu’elles commençaient à se réaliser. Enfin, la pièce se vida et deux membres solidement bâtis de la Deuxième Génération refermèrent la porte de l’extérieur, laissant Sazed seul sur le sol de la pièce. Il attendit patiemment, disposant ses notes sur son bureau tandis que les membres de la Première Génération descendaient clopin-clopant de leurs escaliers cachés et le rejoignirent sur le sol de l’Antre de la Charge.
— Dites-moi, Gardien, déclara Haddek tandis que ses frères s’installaient, que vous inspire cet événement ?
— Le départ des brumes ? demanda Sazed. Il semble en effet de mauvais augure – bien que j’avoue ne pas être en mesure de vous l’expliquer par une raison précise.
— C’est parce qu’il y a d’autres choses que nous ne vous avons pas expliquées, dit Haddek en regardant les autres, qui paraissaient extrêmement troublés. Liées au Premier Contrat, et aux promesses des kandra.
Sazed prépara une feuille de métal où écrire.
— Poursuivez, je vous prie.
— Je dois vous demander de ne pas archiver ces mots, dit Haddek.
Sazed hésita, puis posa son stylet.
— Très bien, mais je dois vous avertir. La mémoire d’un Gardien est très longue, même sans ses cerveaux métalliques.
— Nous ne pouvons l’empêcher, dit un autre. Nous avons besoin de vos conseils, Gardien. En tant qu’étranger.
— Et que fils, chuchota encore un autre.
— Quand le Père nous a créés, dit Haddek, il nous a… confié une mission. Autre que le Premier Contrat.
— Sur le moment, il a semblé la formuler sans même y avoir réfléchi, ajouta un kandra. Mais lorsqu’il nous en a parlé, il a laissé sous-entendre que c’était très important.
— Il nous a fait promettre, ajouta Haddek. À chacun d’entre nous. Il nous a dit qu’un jour, nous devrions peut-être ôter nos Bénédictions.
— Les retirer de notre corps, ajouta un autre.
— Nous tuer, compléta Haddek.
Le silence tomba dans la pièce.
— Êtes-vous sûrs que ça vous tuerait ? demanda Sazed.
— Ça nous retransformerait en spectres des brumes, expliqua Haddek. Ce qui revient au même, en fin de compte.
— Le Père nous a dit que nous devrions le faire, précisa un autre. Il n’y avait pas de condition. Il nous a dit qu’il devrait s’assurer que les autres kandra soient informés de ce devoir.
— Nous l’appelons la Résolution, dit Haddek. Chaque kandra en est informé lorsqu’il ou elle vient à la vie. Il reçoit l’ordre – ancré en lui et lié par un serment – de retirer sa Bénédiction si la Première Génération le lui ordonne. Nous n’avons jamais mis cette consigne en application.
— Mais vous l’envisagez actuellement ? demanda Sazed, pensif. Je ne comprends pas. Simplement à cause du comportement des brumes ?
— Les brumes, Gardien, sont le corps de Sauvegarde, répondit Haddek. C’est un événement d’extrêmement mauvais augure.
— Nous avons écouté nos enfants en débattre toute la matinée, dit un autre. Et nous en sommes grandement troublés. Ils ne savent pas tout ce que représentent les brumes, mais ils sont conscients de leur importance.
— Rashek disait que nous le saurions, ajouta un autre. Il nous l’avait dit. Le jour viendra où vous devrez ôter vos Bénédictions. Vous le saurez le moment venu.
Haddek hocha la tête.
— Il a dit que nous le saurions. Et… nous sommes très inquiets.
— Comment pouvons-nous ordonner la mort de notre peuple ? demanda un autre. La Résolution m’a toujours dérangé.
— Rashek avait vu l’avenir, répondit Haddek en se retournant. Il avait tenu et manié le pouvoir de Sauvegarde. Il est le seul homme à l’avoir jamais fait ! Même cette fille dont parle le Gardien n’a pas utilisé le pouvoir. Il n’y a que Rashek ! Le Père.
— Dans ce cas, demanda un autre, où sont les brumes ?
Le silence retomba dans la pièce. Sazed était assis, stylet en main, mais n’écrivait rien. Il se pencha.
— Les brumes sont le corps de Sauvegarde ?
Les autres acquiescèrent.
— Et… il a disparu ?
Nouveaux hochements de tête.
— Ne faut-il pas en déduire, dans ce cas, que Sauvegarde est de retour ?
— C’est impossible, dit Haddek. Le pouvoir de Sauvegarde demeure, car le pouvoir ne peut être détruit. Son esprit, toutefois, a été quasiment anéanti – car c’est le sacrifice qu’il a fait pour emprisonner Ravage.
— Le fragment demeure, lui rappela un autre. L’ombre de son être.
— Oui, dit Haddek. Mais ce n’est pas Sauvegarde, rien qu’une image – un vestige. À présent que Ravage s’est échappé, je crois que nous pouvons supposer que ce vestige-là aussi a été détruit.
— Je crois qu’il est bien plus que ça, lui rappela un autre. Nous pourrions…
Sazed leva les mains pour obtenir leur attention.
— Si Sauvegarde n’est pas revenu, peut-être quelqu’un d’autre a-t-il pris son pouvoir pour l’utiliser dans ce combat ? N’est-ce pas ce que vos enseignements annoncent qu’il se produira ? Que ce qui a été scindé doit retrouver son intégrité ?
Silence.
— Peut-être, répondit Haddek.
Vin, songea Sazed, de plus en plus surexcité. Voilà ce que signifie le statut de Héros des Siècles ! J’ai raison de croire. Elle peut nous sauver !
Sazed s’empara d’une feuille de métal et entreprit de griffonner ses pensées. Ce fut alors que les portes de l’Antre de la Charge s’ouvrirent en grand.
Sazed hésita et se retourna, sourcils froncés. Un groupe de membres de la Cinquième Génération aux os de pierre entra à pas lourds dans la pièce, suivi par les membres plus élancés de la Deuxième. Dehors, le couloir était vide de la foule qui le peuplait précédemment.
— Emmenez-les, dit furtivement KanPaar en les montrant du doigt.
— Que se passe-t-il ? s’écria Haddek.
Sazed était toujours assis, stylet en main. Il reconnut l’urgence et la tension dans les silhouettes des membres de la Deuxième Génération. Certains paraissaient effrayés, d’autres déterminés. Les membres de la Cinquième Génération s’avancèrent rapidement, leurs gestes renforcés par la Bénédiction de Puissance.
— KanPaar ! s’exclama Haddek. Que se passe-t-il ?
Sazed se leva lentement. Quatre membres de la Cinquième vinrent l’entourer, armés de marteaux.
— C’est un coup d’État, commenta Sazed.
— Vous ne pouvez plus diriger désormais, annonça KanPaar à la Première Génération. Vous détruiriez ce que nous avons ici, pollueriez notre terre avec des étrangers, laisseriez des propos révolutionnaires ternir la sagesse des kandra.
— Le moment est mal choisi, KanPaar, dit Haddek tandis que les membres de la Première Génération poussaient des cris alors qu’on les bousculait et qu’on les saisissait.
— Mal choisi ? rétorqua KanPaar d’une voix furieuse. Vous avez parlé de la Résolution ! N’avez-vous aucune idée de la panique que vous avez ainsi suscitée ? Vous parlez de détruire tout ce que nous possédons.
Sazed se retourna, très calme, pour regarder KanPaar. Malgré la colère contenue dans sa voix, les lèvres translucides du kandra affichaient un petit sourire.
Il fallait qu’il frappe maintenant, songea Sazed, avant que la Première Génération en apprenne davantage aux gens du peuple – ce qui rendrait les Deuxièmes inutiles. KanPaar peut les enfermer tous quelque part, puis installer des mannequins dans les alcôves.
Sazed voulut s’emparer de son cerveau de potin. L’un des Cinquièmes le lui arracha d’un geste trop rapide, et deux autres saisirent Sazed par les bras. Il se débattit, mais ses ravisseurs kandra étaient d’une force inhumaine.
— KanPaar ! hurla Haddek, d’une voix étonnamment forte. Vous appartenez à la Deuxième Génération – vous me devez obéissance. Nous vous avons créés !
KanPaar l’ignora et ordonna à ses kandra d’attacher les membres de la Première Génération. Les autres Deuxièmes se tenaient agglutinés derrière lui, l’air de plus en plus inquiets et choqués par ce qu’ils étaient en train de faire.
— L’heure de la Résolution est peut-être bel et bien là ! s’exclama Haddek. Nous devons…
Il s’interrompit lorsqu’un des Cinquièmes le bâillonna.
— C’est exactement pour cette raison que je dois prendre le commandement, dit KanPaar en secouant la tête. Vous êtes trop instable, vieillard. Je refuse de confier l’avenir de notre peuple à une créature capable, sur un simple caprice, de lui ordonner de se supprimer.
— Vous craignez le changement, dit Sazed en croisant le regard du kandra.
— Je crains l’instabilité, précisa KanPaar. Je veux m’assurer que le peuple kandra ait un gouvernement stable et immuable.
— Vous avancez le même argument que bon nombre de révolutionnaires, déclara Sazed. Et je comprends bien votre inquiétude. Cependant, vous ne devez pas agir ainsi. Vos prophéties se concrétisent. Je le comprends maintenant ! Sans le rôle que les kandra s’apprêtent à jouer, vous pourriez provoquer par inadvertance la fin de toutes choses. Laissez-moi poursuivre mes recherches – enfermez-nous dans cette pièce si nécessaire – mais ne…
— Bâillonnez-le, ordonna KanPaar en se retournant.
Sazed se débattit, sans succès, puis on lui couvrit la bouche avant de l’entraîner hors de l’Antre de la Charge, et il dut laisser derrière lui l’atium – le corps d’un dieu – pour se retrouver aux mains des traîtres.